À Varsovie, enfants et petits-enfants des juifs du ghetto sur les traces de leur histoire familiale

Avec des concerts, des expositions et les discours des chefs de l’État polonais, allemand et israélien, la commémoration du 80e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie a donné lieu à de nombreuses manifestations. À cette occasion, des descendants des 400 000 juifs du ghetto de Varsovie, presque tous assassinés par les nazis, viennent à la rencontre de leur tragique histoire familiale. Et s’interrogent aussi sur la lutte contre l’antisémitisme dans la Pologne d’aujourd’hui.

Pour se faire une idée de ce que fut la mise en place puis la destruction du ghetto de Varsovie, il faut se rendre au musée Polin, le musée de l’Histoire des juifs polonais. Sa visite est incontournable, car en dehors de quelques murs et d’une synagogue bâtie en 1902, qui servit d’écuries aux troupes d’occupation allemandes, il n’y a plus de traces visibles de la présence juive millénaire dans la capitale polonaise. 

L’imposant musée, inauguré en 2013, retrace l’histoire de la communauté juive en Pologne, la plus importante au monde jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. On y trouve notamment une réplique d’une synagogue en bois du XVIIe siècle détruite en 1941. Et aussi une description glaciale de l’entreprise de destruction des juifs européens menée par les nazis, à laquelle 90 % des trois millions de juifs polonais n’ont pas survécu.

"La mémoire nous unit", une affiche du musée Polin dans les rues de Varsovie, le 18 avril 2023.
« La mémoire nous unit », une affiche du musée Polin dans les rues de Varsovie, le 18 avril 2023. 

Dans un pays qui a connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale de nombreux épisodes de fièvre antisémite, la construction du musée a été presque unanimement saluée. Elle représente sans conteste un pas en avant pour lutter contre les préjugés et la violence qu’ont subi les juifs de Pologne au cours de l’Histoire et qui, sporadiquement, refont surface dans le pays.

Le musée Polin épicentre de la mémoire du ghetto

“Ce musée est incroyable” explique Anette Weynszteyn, venue de Sao Paulo, au Brésil, pour assister à l’inauguration d’une exposition temporaire où figure une photo de sa mère. “Ma mère ne parlait jamais de ce qu’il s’était passé pendant la guerre jusqu’à ce qu’elle soit interviewée par la Fondation de la Shoah [un projet créé par Steven Spielberg en 1994 pour recueillir les témoignages filmés des survivants de la Shoah, NDLR]. C’est comme ça que j’ai appris que toute ma famille maternelle, des juifs polonais, étaient morts pendant la guerre.” explique-t-elle.

L’exposition “Autour de nous, une mer de feu”, spécialement conçue par le musée Polin pour le 80e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, tente de faire vivre aux visiteurs l’enfer du ghetto tels que ses habitants ont pu le vivre au travers de documents personnels, notamment des textes et des photos.

Au-dessous de la photo de la mère d’Anette, une notice raconte son histoire. Stefania Milenbach avait 22 ans en 1943. Ses parents, sa sœur et son mari avaient déjà été déportés au camp d’extermination de Treblinka, où ils furent assassinés. Avec un petit groupe, la jeune femme parvint à se cacher dans les décombres du ghetto, méthodiquement détruit par les nazis entre le 19 avril et le 16 mai 1943. Elle donne naissance à un enfant qui meurt de faim quelques jours après et parvient à survivre aux dernières années de la guerre avant d’émigrer en Israël puis au Brésil en 1950.

Anette Weynszteyn (au centre), sous une photo de sa mère, entourée de Suzana Schnepf-Kolacz, commissaire de l'exposition, et l'historienne polonaise Barbara Engelking, au musée Polin le 18 avril 2023.
Anette Weynszteyn (au centre), sous une photo de sa mère, entourée de Suzana Schnepf-Kolacz, commissaire de l’exposition, et l’historienne polonaise Barbara Engelking, au musée Polin le 18 avril 2023. 

“J’étais venue une première fois en 2012, pour mieux connaître cette histoire car c’est la mienne, raconte Anette. Le musée n’existait pas encore et je trouve que c’est formidable de mettre en avant ces témoignages. Ils méritent d’être connus par tous pour qu’une telle catastrophe ne puisse jamais se reproduire”. Est-elle inquiète de voir encore des manifestations d’antisémitisme dans ce pays ? La Brésilienne l’admet : “Oui, il y a de l’antisémitisme en Pologne aujourd’hui, comme il y en a partout, en France et ailleurs”.

Enfants et petits-enfants venus du monde entier

Non loin d’Anette, un groupe de 10 personnes fixe la photo de Léon Najberg, un autre survivant du ghetto. Âgé de 17 ans en 1943, il est orphelin, toute sa famille ayant été exterminée. Lui parvient à s’échapper vers la zone “aryenne” de Varsovie, se cache et participe avec de faux papiers à l’insurrection de la ville de Varsovie en 1944 menée par la résistance polonaise contre l’armée allemande.

Sa fille, Michaela, est venue avec son mari, son frère et leurs enfants pour découvrir l’hommage fait à son père par le musée Polin. “Il est arrivé en Israël en 1949, c’est là que je suis née. Il a combattu aussi dans les guerres d’Israël et a pu voir la naissance de huit de ses petits-enfants avant de mourir en 2009, à 83 ans. C’est sa grande victoire sur les nazis”.

Au cours de leur déambulation, Michaela et sa famille saluent le travail du musée Polin pour raconter cette page d’histoire terrible et ne semblent pas nourrir de ressentiment à l’encontre de la Pologne d’aujourd’hui. Pourtant, beaucoup d’historiens soulignent le rôle très passif des habitants de Varsovie face au massacre de leurs compatriotes juifs. Pire, certaines recherches ont révélé que des pogroms sont survenus en pleine guerre, à Jedwabne, et juste après, en 1946 à Kielce, commis par des Polonais.

Les enfants et petits-enfants de Léon Najberg, un survivant du ghetto de Varsovie qui émigra en Israël après la guerre, au musée Polin le 18 avril 2023.
Les enfants et petits-enfants de Léon Najberg, un survivant du ghetto de Varsovie qui émigra en Israël après la guerre, au musée Polin le 18 avril 2023. 

“C’est un résistant polonais non juif qui a caché dans son grenier mon beau-père pendant 9 mois” explique Reuven, le mari de Michaela. “Cet homme a pris des risques immenses, pour lui et sa famille. Il a eu peur d’être dénoncé par ses voisins. Après la guerre, mon beau-père a obtenu de Yad Vashem qu’il soit reconnu comme un Juste”, détaille-t-il.

Pour leur neveu, Edan Najberg, 35 ans, “venir voir cette exposition est très émouvant. Nous avons grandi avec l’histoire de notre grand-père. Cette exposition est magnifique et nous n’avons pas de ressentiment. Les fascistes polonais ont soutenu les nazis mais ce sont des Polonais qui ont protégé mon grand-père, après la destruction du ghetto en 1943 et jusqu’à la Libération. Maintenant la Pologne est dans le camp de la démocratie, moi je vis à Londres où j’ai beaucoup d’amis polonais. On ne peut pas juger quelqu’un à partir du comportement de ses arrière-grands-parents. Mes amis sont des gens biens, nous avons les mêmes valeurs”.

Pour ce jeune israélien, connaitre l’histoire du ghetto de Varsovie est avant tout une façon d’explorer sa propre histoire familiale. “Mon grand-père s’est battu, a pris les armes, a tué des soldats allemands, des SS… alors bien sûr cette histoire a façonné certains de mes choix, notamment celui de m’engager plusieurs années dans les forces de défense d’Israël”. 

Imposer un récit de la Seconde Guerre mondiale

Pour ces enfants et petits-enfants de survivants du ghetto, le musée Polin contribue à l’exploration de leur histoire familiale et permet de sensibiliser les jeunes générations en Pologne. Ceux que nous avons rencontrés semblent ignorer les polémiques qui entourent la mémoire de la Shoah et du martyr des juifs polonais, en particulier depuis que le PiS, le parti de droite nationaliste, conservateur et anti-européen, s’est installé au gouvernement en 2015

En effet, en janvier 2018, la Diète polonaise (chambre basse du Parlement) a voté une loi qui introduit des sanctions et des amendes pour « quiconque, publiquement et à l’encontre des faits, attribue à la nation ou à l’État polonais la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes commis par le Troisième Reich ».

Pour Krzysztof Izdebski, avocat et ancien responsable de la communauté juive de Pologne, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une tentative de falsification de l’Histoire. “Le gouvernement joue à un jeu politique. Il manipule les chiffres du nombre de personnes qui ont aidé les juifs pendant la guerre. Il l’exagère car il ne veut entendre parler que de cet aspect de l’Histoire. C’est un récit qui plait beaucoup, celui des Polonais qui ont aidé les juifs, mais il ne reflète absolument pas la réalité historique”. 

Krzysztof Izdebski, avocat et ancien responsable de la communauté juive de Pologne à Varsovie, le 18 avril 2023.
Krzysztof Izdebski, avocat et ancien responsable de la communauté juive de Pologne à Varsovie, le 18 avril 2023. 

Âgé de 42 ans, cet avocat connait intimement la complexité de l’antisémitisme polonais. “Dans ma famille, le frère de mon grand-père a été dénoncé par un de ses amis d’enfance et a été tué par les Allemands. Son fils, lui, a été protégé par une famille polonaise pendant toute la guerre et a survécu. C’est compliqué” explique-t-il.

“En voulant interdire d’exprimer l’opinion que les Polonais ont collaboré avec les Allemands, le gouvernement politise l’Histoire. Ce n’est pas juste de vouloir limiter le débat public, de menacer les universitaires et tous ceux qui font des recherches sur l’Holocauste. Les organisations juives continuent de protester contre cette loi”.

La Shoah dans l’ADN des descendants

Véronique Felenbok, productrice de théâtre française, fille d’un survivant du ghetto, critique elle aussi l’orientation de l’actuel gouvernement polonais. “Nous sommes des gens de gauche et je pense que ce gouvernement est antisémite et fasciste. Évacuer la responsabilité polonaise dans la Shoah, ce n’est pas possible, c’est choquant. Et ses positions sur les personnes queer ou sur l’avortement, c’est aussi un repoussoir”.

Entourée de sa mère, de ses enfants et de ses cousins, c’est la troisième fois qu’elle se rend à Varsovie un 19 avril. “La première fois, c’était en 1993. J’étais avec mon père qui retrouvait la ville qu’il avait quittée 50 ans auparavant et dont il était sorti par les égouts. En 1943 il avait 7 ans, ses parents avaient été assassinés par les nazis. Il voulait revoir la maison où il avait été caché en sortant du ghetto” raconte-t-elle.

“On sentait encore un antisémitisme très fort en Pologne en 1993. Dans la vieille ville de Cracovie, des Polonais nous ont lancé, en allemand, des “Raus Juden” (Dehors les juifs). C’est à cause de cet antisémitisme que mon père est arrivé en France. Après la guerre, des soldats de la résistance polonaise avaient tiré sur l’orphelinat de Lodz où il avait été placé. Il était à nouveau menacé et il a été mis dans un train en direction de la France”.

Du récit de son père et de son premier voyage en Pologne est né un projet de pièce de théâtre. La première représentation de “Ceux qui restent” a eu lieu en 2014 et met en scène les souvenirs de deux enfants rescapés du ghetto de Varsovie, Paul Felenbok (le père de Véronique) et Wlodka Blit-Robertson, sa cousine.

“Il y a dix ans, quand nous sommes revenus, l’ambiance était bien moins hostile. On a senti que les Polonais étaient avec nous. Ils distribuaient des jonquilles [représentation symbolique de l’étoile jaune], ils avaient formé une chaine humaine autour du ghetto. On a rencontré plein d’étudiants polonais non juifs qui étaient très empathiques, c’était incroyable, très émouvant”.

Cette année, 17 membres de sa famille ont fait le déplacement jusqu’à Varsovie pour faire ce qui devient peu à peu une sorte de pèlerinage. “Il y a les enfants, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants… Moi je reviens pour rendre hommage à mon père (décédé en 2020) et à toute sa famille. Et puis, il y a ce musée incroyable, il est fou, c’est le plus bel hommage”.

“On veut honorer leurs mémoires” ajoute Alix, son fils de 17 ans. “Mine de rien, le ghetto de Varsovie c’est quelque chose d’important dans l’histoire de notre famille. Moi je viens pour me souvenir de lui et rendre hommage à ceux qui ont combattu. L’insurrection, c’est quelque chose que je connais depuis que je suis né. Mon grand-père me l’a raconté, c’est son enfance. Cette histoire a construit sa vie”.

Véronique Felenbok et sa mère Betty, à Varsovie, le 18 avril 2023
Véronique Felenbok et sa mère Betty, à Varsovie, le 18 avril 2023 

Dans le salon de l’hôtel de Varsovie où elle séjourne avec sa famille, Véronique a du mal à contenir son émotion.

“Ma mère a vu sa cousine de 18 ans être déportée sous ses yeux. Mon père m’a raconté quand j’avais 10 ans comment il était caché derrière une fausse cloison que les soldats allemands s’apprêtaient à défoncer avant d’être miraculeusement appelés ailleurs.

Ça fait partie de notre ADN tout ça. Nous, on s’est construit là-dessus”.

Les gardiens de la mémoire 

Lors des cérémonies des 80 ans de l’insurrection du ghetto de Varsovie, les survivants et les témoins directs sont désormais très peu nombreux. Mais pour leurs descendants, ce moment demeure un moment de transmission d’un patrimoine familial à la fois tragique et héroïque. 

“Avec ce 80e anniversaire, ce qui m’inquiète, c’est que ma génération est la dernière qui aura connu les témoins de cette époque, à savoir mes grands-parents, qui étaient alors des enfants” explique Krzysztof Izdebski. “La question c’est de savoir qui va devenir le gardien de cette mémoire. En Pologne, notre communauté est minuscule et elle ne s’agrandit pas. Aussi, un jour, cette histoire sera préservée par les Polonais qui ont une mémoire différente de ce qui s’est passé ”. 

S’il est difficile de connaître précisément le nombre de juifs qui vivent en Pologne aujourd’hui, il est généralement estimé à environ 10 000 personnes.

france24

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