En Tunisie, les migrants terrifiés face aux dernières interventions de l’armée à El Amra

La situation se dégrade de jour en jour pour les Africains subsahariens survivant à El Amra, dans la région de Sfax, en Tunisie. « Aidez-nous, ils brûlent toutes nos affaires », « Ils nous agressent », « Ils nous demandent de partir, mais pour aller où ? » font partie des nombreux messages reçus ces derniers jours à la rédaction d’InfoMigrants – sans toujours pouvoir déterminer avec certitude qui sont ces « ils ».

Les habitants de la région de Sfax, exaspérés par la présence de ces migrants sur leurs champs, près de leurs habitations ? Ou les forces de l’ordre dépêchées dans la zone ?

Sûrement les deux. Selon le porte-parole de la Direction générale de la Garde nationale, Houssem Eddine Jebabli, des militaires sont actuellement sur place, à El Amra, pour une « opération » spéciale : déplacer les migrants d’Afrique subsaharienne vers des « zones spécifiques désignées ». Lesquelles et dans quel but ? Impossible d’en savoir plus. La zone est fermée d’accès. Un journaliste tunisien contacté par InfoMigrants affirme, ce jeudi 25 avril, qu’il n’a pas pu entrer à El Amra.

« C’est une zone rouge, je n’ai pas eu le droit de filmer, j’ai été arrêté ».

 

Pour justifier cette opération militaire, Jebabli, interrogé à la télévision tunisienne Telvza le 23 avril, signale que « de nombreuses attaques [ont été menées par les migrants] contre des propriétés publiques et privées », dans les villes d’El Amra et Jebeniana. « Les migrants africains ont des ‘armes' », ajoute-t-il.

« Une intervention sécuritaire était nécessaire pour protéger les migrants eux-mêmes et les Tunisiens ».

La semaine dernière déjà, le jour de la visite de la cheffe du gouvernement italien Georgia Meloni, Houssem Eddine Jebabli avait reconnu qu’une « opération [était] en cours ». Toujours sans aucune précision.

« Avant, ils saisissaient du matériel pour nos traversées »

Les seules informations proviennent des migrants qui survivent dans la zone, dans des campements informels le long de la route C82 entre Sfax et Jebeniana. Selon eux, l’armée a mené plusieurs opérations ces derniers jours dans ces lieux de vie, notamment le camp du km 34.

Et la situation s’aggrave.

« Avant, quand la Garde nationale venait, ils saisissaient du matériel, le carburant qu’on stocke pour les traversées [de la Méditerranée], les canots… », explique Salif*, un Guinéen installé au km 24 depuis trois semaines. « Maintenant, ils détruisent tout, ils brûlent nos affaires, ils veulent qu’on parte de la zone ».

Sur les groupes WhatsApp d’exilés et sur les réseaux sociaux, les images de tentes calcinées au milieu des camps d’oliviers se partagent par dizaines.

@dilanekouamen6

Marc*, un Camerounais installé au km 19, s’inquiète lui aussi.

« La Garde nationale n’est pas ici en ce moment [ce jeudi 25 avril] mais je sais qu’ils sont plus haut vers le km 35. Ils brûlent les tentes, ils n’expulsent pas les gens », précise-t-il.

Les relations avec le voisinage aussi se détériore. Comme le soulignait le porte-parole de la garde nationale, il y a bien eu « des affrontements » entre des habitants d’El Amra et des exilés, confirme à son tour le journaliste tunisien qui précise qu’il y a eu des blessés des deux côtés. 

Sur une vidéo TikTok, une Tunisienne d’un certain âge, couteau à la main, lacère une tente d’un migrant.

Sans doute, la présence de nombreux campements, qui s’étalent sur les champs d’oliviers de la région, participent à l’exaspération des Tunisiens – déjà chauffés à blanc par le discours anti-migrants du président Kaïs Saïed l’an dernier. Et au fil des mois, leur présence n’a fait que grossir.

Sur les 12 millions d’habitants dans le pays, 21 000 seraient des migrants en situation irrégulière, soit 0,2% de la population. Et selon les chiffres d’une association basée à Sfax, ils seraient au moins 6 000 migrants dans la région, sans emploi, sans aide.

« Pour survivre, je vole parfois des pastèques dans les fermes alentours », confesse Marc.

@dilanekouamen6

Outre la présence de ces sans-papiers sur leurs terres – qui pourrait gêner les récoltes – les Tunisiens d’El Amra dénoncent les agressions de nombreux gangs – notamment ivoiriens – dans les villages de la région. Une information confirmée par Salif. « Il y a des gangs ici d’Africains qui ont des machettes, ils s’attaquent même à nous, leurs propres frères, ils volent notre argent, nos téléphones, nous rackettent. Mais ils pillent aussi les commerces ».

Ce climat délétère pousse les exilés à fuir le pays le plus rapidement possible.

Les départs depuis les côtes de Sfax ont enregistré une augmentation record durant les premiers mois de l’année 2024, avec plus de 21 000 personnes ayant quitté clandestinement le pays par ses frontières maritimes, a indiqué la Garde nationale tunisienne.

Sans doute, les Noirs du pays craignent de revivre les expulsions vers le désert qui avaient eu lieu, l’été dernier.

Un véritable traumatisme : des centaines d’entre eux raflés par l’armée avaient été abandonnés sans eau ni nourriture, dans le désert libyen, notamment. Une centaine de personnes sont mortes de soif, dont Fati une mère de famille ivoirienne de 30 ans et sa fille Marie. Elle avait six ans.

*Les prénoms ont été modifiés.

infomigrants

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