Défilé du 9 mai à Moscou : le régiment immortel ou l’armée mémorielle de Vladimir Poutine

Russian President Vladimir Putin and other participants carry portraits of their relatives - WWII soldiers - as they take part in the Immortal Regiment march on Red Square in downtown Moscow on May 9, 2019. - Russia celebrates the 74th anniversary of the victory over Nazi Germany. (Photo by Alexander NEMENOV / AFP)

Le 9 mai, jour où la Russie célèbre la victoire sur l’Allemagne nazie en 1945, donne lieu à un grand défilé militaire à Moscou. Ce rassemblement est aussi accompagné par une marche appelée le « régiment immortel ». Des millions de Russes, à travers le pays, brandissent le portrait de leurs ancêtres ayant participé à la Grande Guerre patriotique. En quelques années, cette procession a été instrumentalisée par le Kremlin pour servir sa propagande et, aujourd’hui, justifier l’invasion en Ukraine.

Des portraits en noir et blanc ou sépia brandis sur des pancartes. Des clichés de femmes et d’hommes en uniforme ou en tenue des années 40. Des rues noires de monde. Une foule en marche. En 2019, avant la crise sanitaire, ils étaient 14 millions un peu partout en Russie à prendre part au défilé du régiment immortel. Des marches se sont mêmes déroulées dans près de 80 pays à travers le monde partout où se trouve une communauté russe. 

Depuis une dizaine d’années, à l’occasion du 9 mai, le jour de la victoire de la Russie sur l’Allemagne nazie, ce défilé civil n’a cessé de prendre de l’ampleur. Alors que la guerre fait rage en Ukraine, le cortège 2022 ne devrait pas faire exception. « Je m’attends à ce qu’il y ait beaucoup de monde car c’est très important pour le régime russe de montrer que cette guerre est approuvée par le peuple. Je pense qu’ils essayeront même d’organiser des défilés des immortels dans quelques villes occupées en Ukraine », anticipe ainsi l’historienne Galia Ackerman, spécialiste de la Russie et auteure du livre « Le régiment immortel » (éditions Premier parallèle). 

Le dernier défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Moscou, avant le début de pandémie de Covid-19.
Le dernier défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Moscou, avant le début de pandémie de Covid-19

« Il a été très vite accaparé par le régime de Poutine »

Cette marche, devenue l’un des outils les plus importants de la propagande du Kremlin, découle pourtant à l’origine d’une initiative privée. En 1965, des élèves d’une école de Novossibirsk décident de défiler avec des portraits de vétérans. L’idée est reprise en 2010 par l’adjointe au maire de Moscou. Mais ce n’est qu’un an plus tard que trois journalistes de la ville sibérienne de Tomsk lui offrent enfin de la visibilité en baptisant cette marche « le régiment immortel ». Pour eux, les héros qui se sont battus pour la liberté de leur pays au cours de la Seconde Guerre mondiale méritent de participer à la fête de la victoire. 

Comme l’analyse Galia Ackerman, « ce défilé était d’abord une cérémonie purement civile et informelle de gens qui se remémorent leurs ancêtres qui ont donné leur vie pour la patrie pendant la Seconde Guerre mondiale ». Mais très vite, ce rassemblement populaire soutenu par différentes autorités locales ne manque pas d’intéresser l’exécutif russe. « Il a été rapidement accaparé par le régime de Poutine. Dès 2015, le président russe a marché à Moscou à la tête du principal régiment immortel du pays », rappelle l’historienne.  

Vladimir Poutine lors du défilé de 2015 tenant à la main le portrait de son père Vladimir Spiridonovitch Poutine. Ce dernier a été blessé lors de la Seconde Guerre mondiale dans les environs de Leningrad.
Vladimir Poutine lors du défilé de 2015 tenant à la main le portrait de son père Vladimir Spiridonovitch Poutine. Ce dernier a été blessé lors de la Seconde Guerre mondiale dans les environs de Leningrad. Alexander Nemenov

Au fil des années, la marche s’est ainsi transformée. Alors qu’elle rendait hommage au départ aux plus de 26 millions de morts de la « Grande Guerre patriotique », le nom donné à la Seconde Guerre mondiale en Russie, elle vénère aujourd’hui la mémoire de tous ceux qui ont participé au conflit. « C’est devenu une sorte de culte païen maintenant. Il y a une idéologie derrière ce culte. Les morts qui sont totalement sacralisés descendent ce jour-là du ciel et s’unissent avec les vivants. C’est ensemble qu’ils forment le peuple éternel, victorieux et immortel », explique Galia Ackerman.  

Le défilé fait désormais partie du programme officiel des commémorations en Russie et bénéficie de subventions de l’État. Selon Galia Ackerman, la spontanéité des débuts a laissé place à une « organisation millimétrée, digne de l’époque soviétique ». « Ce défilé est organisé par des entreprises, des administrations ou encore par des écoles. Des organisations locales qui coordonnent ces marches ont un stock de portraits tout prêts fixés à des bâtons. Souvent, des gens brandissent des photos qui n’ont même rien à voir avec l’histoire familiale », détaille la spécialiste de la Russie.  

Des jeunes filles participent au défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Kaliningrad, l'enclave russe située en Europe, entre la Pologne et la Lituanie.
Des jeunes filles participent au défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Kaliningrad, l’enclave russe située en Europe, entre la Pologne et la Lituanie. 

« On efface les crimes soviétiques »

Cette manifestation s’inscrit dans une politique plus globale, celle d’une réécriture de cette période de l’histoire devenue « immaculée ». En 2014, une loi mémorielle criminalisant « la diffusion de fausses informations concernant les actions de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale » a ainsi été votée. Depuis 2020, la Russie a également amendé sa Constitution en introduisant la célébration de « la mémoire des défenseurs de la patrie » et l’interdiction de « minimiser la signification de [leur] héroïsme ». 

Officiellement, la Seconde Guerre mondiale a donc débuté le 22 juin 1941 lors de l’invasion allemande de l’URSS. Exit de la mémoire nationale le pacte germano-soviétique de 1939, le massacre des officiers polonais à Katyn en 1940 par la police politique soviétique ou encore le viol de centaines de milliers de femmes allemandes par l’Armée rouge. « On efface les crimes soviétiques. La logique est très simple. Les Russes ont vaincu les nazis qui représentaient le mal absolu. Si les Russes ont pu gagner, c’est qu’ils représentent le bien absolu. C’est une supériorité morale qui donnent le droit à la Russie actuelle de défendre ses intérêts et de continuer le même combat sacré ad vitam aeternam », estime Galia Ackerman. 

Cette rhétorique est aujourd’hui reprise pour légitimer l’invasion en Ukraine. Depuis le début du conflit, Moscou a justifié « son opération militaire spéciale » par sa volonté de dénazifier le pays. Pour l’historienne, « la guerre de Poutine contre l’Ukraine est une sorte de réplique de la Seconde Guerre mondiale. Ils veulent vaincre les nazis, même s’ils sont imaginaires. Partout où les troupes russes arrivent à instaurer leur contrôle, la première chose qu’ils font, c’est de hisser le drapeau de la Fédération de Russie, mais aussi le drapeau rouge ». 

Une famille prend part au défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Kaliningrad.
Une famille prend part au défilé du régiment immortel, le 9 mai 2019, à Kaliningrad. 

Préparer les enfants à faire la guerre  

Depuis plusieurs années, la propagande, dont le régiment immortel est l’un des points d’orgue, a finalement « porté ses fruits », car plus de « 80 % des Russes soutiennent la guerre de Poutine contre l’Ukraine ». Ce type de rassemblement prépare aussi la Russie de demain. Lors du défilé du régiment immortel, il est ainsi fréquent de voir de jeunes enfants portant l’uniforme de l’Armée rouge. Une manière pour la spécialiste de la Russie, « de les préparer à faire la guerre ». « Il y a aussi la ‘jeune armée’, une organisation paramilitaire qui regroupe des enfants à partir de huit ans. On leur apprend le maniement des armes et ils sont parrainés par des vraies unités de combat de l’armée russe. Sept cent mille enfants y sont embrigadés », précise-t-elle. « Cela commence comme un jeu, mais lorsqu’on les envoie au front comme en Ukraine, c’est beaucoup moins joyeux ». 

Un petit garçon portant un uniforme de l'armée rouge, le 9 mai 2019, à Kaliningrad.
Un petit garçon portant un uniforme de l’armée rouge, le 9 mai 2019, à Kaliningrad.

Le conflit avec le pays voisin sera sans nul doute bien présent lundi lors du défilé du régiment immortel. Traditionnellement, les Russes portent le 9 mai sur le revers de leurs vestes, le ruban de Saint-Georges, orange et noir, qui était à l’origine, une décoration tsariste. Insigne patriotique par excellence, ce morceau de tissu pourrait prendre une forme un peu différente cette année. Selon Galia Ackerman, le défilé des immortels devrait ainsi se « passer sous le signe de la lettre Z » devenu en quelques semaines le symbole du soutien aux forces russes en Ukraine. 

france24

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