Inflation en Turquie : cachez ces chiffres qu’Erdogan ne saurait voir

En mai, l’institut officiel des statistiques turc a établi le taux d’inflation à 73,5 %, le plus haut dans le pays depuis 1998. Le chiffre a immédiatement été contredit par l’Enag, un groupe indépendant de chercheurs, qui le situe plutôt à 160,8 %. Objet d’attaques en justice et de pressions, le directeur de cette organisation va perdre son poste à l’université où il officiait.

Campé derrière d’imposantes moustaches grises, les mains dans les poches de son tablier, Zeki jette un regard désabusé sur les fruits et légumes disposés en abondance devant son épicerie de Moda, en plein cœur du quartier asiatique de Kadiköy, à Istanbul.

« Regardez mes belles tomates roses », lance-t-il d’un coup de menton. « Elles viennent directement d’Antalya. Normalement, en cette saison, tout le monde se les arrache. Quel gâchis. »

Il y a un an, il les proposait à 8 livres turques le kilo (45 centimes d’euros). Aujourd’hui, il ne peut pas les vendre à moins de 20 livres (1,10 euro), soit plus de deux fois plus cher. Une différence que les économistes mettent sur le compte de l’inflation. Mais pas le président de la République, Recep Tayyip Erdogan : ce dernier assurait, le 6 juin dernier qu’un tel phénomène n’existait pas en Turquie mais que – nuance – son pays souffrait d’un problème de coût de la vie.

« Manipulation des données »
La tendance à vouloir minorer la gravité de la situation économique se confirme au plus haut niveau de l’État. Le directeur de Tuik, les Statistiques nationales turques, a été limogé fin janvier après avoir publié un taux d’inflation jugé trop haut. Puis, en mai, cet institut a attaqué en justice l’Enag, le groupe de recherche turc indépendant sur l’inflation, en l’accusant de publier des chiffres dans le but de nuire à la réputation de l’établissement.

L’homme qui dirige l’Enag, Veysel Ulusoy, est en passe de perdre son emploi à l’université Yeditepe d’Istanbul, où il enseignait depuis 2010. Il se voit reprocher « d’avoir des attitudes et des comportements contraires au devoir de diligence requis par le titre qu’il porte » et de « détourner les ressources, lieux, installations et dispositifs fournis ou alloués à des recherches scientifiques » pour le compte de ses activités au sein de l’Enag, ce qu’il conteste.

L’intéressé confie ne pas être autrement surpris par ce qui lui arrive. « Je m’y attendais depuis le début mais je ne pensais pas que ce serait basé sur des raisons aussi absurdes. Cela soulève des interrogations : la possibilité que la précipitation de l’université à lancer une enquête ait été motivée par des pressions extérieures. »

Pourtant cette mise à l’écart ne semble pas le décourager. « L’Enag continuera à fournir des données aux institutions publiques et financières dans un cadre corporatiste » car, dit Veysel Ulusoy, la communication gouvernementale en matière économique révèle « une manipulation des données ».

Ce limogeage lui permet même de s’en tenir à ses principes : « Rester dans une institution [l’université, NDLR] qui a perdu sa philosophie me coûterait trop », commente-t-il.

Menace sur les libertés académiques
L’affaire Ulusoy met une nouvelle fois en lumière la situation des chercheurs et universitaires en Turquie. Le pays pointe à la 135e place sur 144 à l’Academic Freedom index. La possibilité pour le président de nommer du personnel académique par décret depuis 2016 y est pour beaucoup. Le dernier rapport indique qu’entre 2011 et 2021, « le Brésil, Hong Kong, l’Inde et la Turquie ont connu les déclins les plus importants en matière de liberté académique ».

Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS et spécialiste de la Turquie confirme : « ce n’est pas un fait nouveau mais le phénomène a tendance à s’accentuer depuis le coup d’État manqué de 2016. Sans être ouvertement militants ou opposés au gouvernement, de nombreux universitaires préfèrent s’autocensurer de peur que leurs recherches apparaissent trop critiques et c’est préoccupant. »

Le géo-politologue estime qu’à mesure que les élections prévues en juin 2023, se rapprochent, « l’environnement politique se tend. Les sondages ne sont pas bons pour le président et il n’y a aucun indicateur qui permet de croire que la crise économique va être jugulée. Dans ces conditions, et c’est une constante dans les régimes qu’on peut qualifier d’autoritaires, poursuit-il, le chef de l’État a tendance à n’écouter que ses intuitions et à s’entourer de gens qui n’osent pas le contredire ».

C’est dans ce contexte de crispation que mercredi, l’Assemblée nationale turque doit débattre d’un nouveau texte qui prévoit des peines de un à trois ans de prison pour les auteurs de « publication d’informations trompeuses ». Pour le professeur Ulusoy, il ne fait aucun doute que cela concernera aussi ceux qui oseront relayer les chiffres de l’Enag.

france24

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